(Re)penser la technique ─ Andrew Feenberg
Travail réalisé dans le cadre de mon mémoire de fin d’étude en vue de l’obtention du grade de Licencié en philosophie (extraits) à l’Institut Supérieur de Philosophie (UCLouvain, 2008).
Table des matières
2.1 Introduction
Beaucoup plus récemment, Andrew Feenberg (1943-…), professeur de philosophie de la technique à l’université Simon Fraser, au Canada, envisage le problème de la technique d’une toute autre manière que Jacques Ellul.
Le contexte est également différent et l’approche des discours sur la technique s’est sans doute affinée avec le temps. Le « consensus progressiste » de l’après-guerre jusqu’aux années 1960 s’est peu à peu désintégré, faisant place à des critiques désormais concrètes, spécifiques et étayées des dérives techniciennes, au nom de leurs conséquences sur la vie,la santé, la dignité humaine, etc. Contrairement à Ellul, Feenberg reconsidère le lien entre la sphère technicienne et la sphère socio-politique pour entrevoir les possibilités d’un véritable changement social par un certain contrôle de la sphère technique. Ellul, quant à lui, laissait entendre comme nous l’avons vu, que l’on ne pouvait pas fondamentalement changer la technique.
L’hypothèse de départ de Feenberg est la suivante : partout où les relations sociales sont structurées par la technique moderne, il [doit] être possible d’introduire un contrôle plus démocratique et de remodeler la base technique de manière à laisser davantage de place aux compétences et à l’initiative humaine.1)
Feenberg considère que, par le passé, le mouvement démocratique a fait pleinement confiance aux « processus spontanés » des évolutions techniques jusqu’à atteindre un certain point de rupture, aujourd’hui atteint, amorcé sous l’effet des mouvements écologistes et féministes des années soixante, entamé donc socialement puis politiquement.
Peu à peu il a été demandé à la sphère technicienne de fournir des explications, des justifications et, le cas échéant, de donner réparation aux conséquences des effets non souhaités qu’elle engendre.
Le contexte socio-technique actuel est en évolution et plusieurs exemples permettent de croire en une démocratisation de la technique, déjà effective dans certains milieux, par des processus de décisions plus transparents et plus ouverts, et par de nouvelles formes de gouvernance.
L’approche de Feenberg tente donc de dégager les bases d’une théorie de démo- cratisation de la technique.
2.2 Approches essentialiste, déterministe, instrumentaliste et critique
Feenberg dit critiquer l’approche de la philosophie essentialiste de la technique. Il cite explicitement Heidegger et Ellul comme des représentants de ce courant de pensée. Il faut comprendre en ceci que, si de tels philosophes défendent que la technique a des effets déshumanisants, ils affirment cependant que la technique est une force autonome qui s’impose à la société. Dans ce sens, la sphère socio-politique est par conséquent vouée à être subordonnée à la technique, perçue comme fonctionnant selon ses propres principes et difficilement contrôlable.
Selon le point de vue essentialiste, c’est par sa propre essence ─ qui serait le contrôle rationnel et l’efficacité ─ que la technique s’impose et régit la société moderne dans son ensemble. Feenberg s’oppose à cette position dans la mesure où il refuse tout fatalisme et cette posture de soumission à une technique qui serait autonome.
Le principal argument de Feenberg à l’encontre de cette approche essentialiste est qu’elle exclut d’emblée tout contrôle démocratique de la sphère technique. Or si, la technique représente le médium de la vie quotidienne dans les sociétés modernes, tout changement technique majeur a donc des répercussions économiques, politiques, religieuses et culturelles. Dans la mesure où nous persistons à considérer le monde technique et le monde social comme des domaines séparés, ces dimensions de notre existence continueront, sur des points importants, à échapper à toute intervention démocratique. Le destin de la démocratie est donc lié à l’idée que nous nous faisons de la technique.2)
À partir de cette observation, Feenberg propose de reconsidérer le lien entre la sphère technique et la sphère socio-politique.
Dans la mesure où la démocratie remet inévitablement en cause l’autonomie de la technique, la philosophie essentialiste, qui a montré ses limites en ne nous permettant pas de penser la technique en des termes politiques, ne semble pas appropriée pour étudier les interactions entre le socio-politique et le technique. Pour Feenberg, ce courant essentialiste doit donc être remis en question et être dépassé par une approche radicalement anti-essentialiste permettant d’aller au-delà de cette impasse.
Pour lui, l’erreur principale de l’essentialisme est sans doute d’avoir donné trop d’importance aux aspects d’efficacité et de rationalité de la technique (sans dénier le fait que ces critères se présentent dans notre société moderne, tout comme l’a montré Ellul). Cela a conduit les penseurs essentialistes à considérer une « essence » de la technique erronée, réduite au souci d’efficacité, les aveuglant sur leurs propres limites et sans pour autant qu’ils aient pu démontrer ce caractère « essentiel ». Il s’agit là, pour Feenberg, d’une confusion entre l’attitude et l’objet, c’est-à-dire une confusion « entre l’obsession moderne de l’efficacité et la technique en tant que telle »3). Et rien ne nous dit que l’essence de la technique n’est pas plus complexe ou différente.
D’une certaine manière, ces théories essentialistes de la technique se rapprochent d’un certain déterminisme dans la mesure où la technique est toujours perçue comme une conséquence inéluctable et autonome d’un progrès lui-même considéré comme « unilinéaire et automatique »4). La technique est alors perçue comme déterminant la voie du développement à suivre, comme une recherche de l’efficacité.
Mais une différence de taille existe entre déterminisme et essentialisme dans le sens où le déterminisme considère la technique comme neutre en soi (comme dans le marxisme traditionnel), comme un prolongement de l’action humaine alors que l’essentialisme affirme que la technique n’est pas neutre et incarne des valeurs spécifiques, orientées vers la domination (comme chez Heidegger et Ellul par exemple).
Face à ces deux courants de pensée, le déterminisme et l’essentialisme, qui considèrent la technique autonome, on peut en retrouver deux autres qui, au contraire, partent du postulat que l’on peut contrôler la technique.
L’instrumentalisme technocrate soutient par exemple que (comme dans le progres- sisme libéral) la technique est un moyen neutre pour arriver à certaines fins. Au nom de la science et du progrès, érigées comme « valeurs universelles », le pouvoir légitimise ses décisions par l’expertise scientifique, écartant de facto les valeurs traditionnelles, le droit ou encore la volonté des individus, dans un rationalisme plutôt déshumanisé.
Mais les mouvements des années soixante-septante ont fini par créer un contexte favorable à l’apparition d’une nouvelle théorie critique à l’égard de la technique. Feenberg, en tant que partisan de cette approche, interprète les travaux de Marcuse5) et de Foucault6) dans ce sens. Bien que considérant que les formes de dominations modernes soient essentiellement techniques, ils ouvrent cependant un espace de réflexion philosophique sur le contrôle social du développement technique. En effet, pour ces penseurs, la technique n’est pas totalement autonome. Elle est un mode de vie, un environnement, mais est aussi autre chose qu’un ensemble de moyens auxquels tout serait subordonné. Si la technique est dominante, cela est dû à certaines formes d’organisation sociale et non par son essence, car pour ces auteurs, la technique est socialement contingente. Elle pourrait avoir d’autres formes. Il doit donc être possible d’agir sur les choix et orientations techniques de manière radicale.
Feenberg défend également cette position. Il propose par ailleurs une théorie critique qui « [donne] tout son poids à l’action humaine et [qui rejette] l’idée d’une neutralité de la technique »7). De la sorte, il plaide pour l’établissement d’un contrôle démocratique des fins et des moyens du système technique.
Table 1 ─ Récapitulatif des différentes théories8)
La technique est | Autonome | Contrôlée |
Neutre | Déterminisme (marxisme traditionnel) | Instrumentalisme (progressisme libéral) |
Contenant des valeurs | Essentialisme (moyen et fins forment un système) | Théorie critique(choix desystème moyens/fins) |
2.3 Apports du constructivisme social à la théorie critique
Jusqu’ici, Feenberg nous a montré quelles étaient les faiblesses des positions percevant la technique comme autonome ou neutre pour qu’une approche démocratique soit rendue possible. Il cherche donc à élaborer sa théorie critique sur d’autres bases dont le constructivisme social, notamment à partir des travaux de Bruno Latour9) (1947-…).
Le constructivisme social est un apport de taille à l’élaboration de la théorie critique de Feenberg. En effet, le constructivisme affirme que la réalité est un processus dynamique socialement construit, re-produit par l’interaction des différents acteurs qui agissent selon leurs connaissances ou leurs interprétations, conscientes ou non, qu’ils en ont. La réalité sociale découle donc d’un contexte institutionnel et historique toujours particulier et changeant.
Appliqué à la technique, les constructivistes pensent qu’il y a toujours différentes alternatives possibles qui auraient pu être développées à la place de celles qui ont été choisies face à un problème particulier. Il n’y a donc pas de choix technique unique qui serait dans tous les cas la solution optimale et absolument préférable. En fait, « les artefacts qui réussissent sont ceux qui trouvent des appuis dans l’environnement social »10) et ceux-ci ne sont pas nécessairement les meilleurs.
Un objet technique n’est pas seulement soumis à une logique interne technicienne, mais est il est également soumis aux influences de toute une série de groupes sociaux intermédiaires qui interviennent à un moment ou à un autre comme acteurs dans le développement technique. Ainsi, avant d’être un objet opaque, une « boîte noire » après un « processus de fermeture » qui fait oublier ses origines sociales, un objet technique est le fruit d’un cheminement d’intérêts sociaux tout au long du processus de sa conception 11). Ce n’est donc pas exclusivement le critère de l’efficacité technique (ou économique) qui détermine le choix posé entre différentes alternatives possibles, mais bien la correspondance entre les objets techniques et les intérêts ou croyances des groupes sociaux intervenant dans la conception d’un objet.
À la lumière du constructivisme, la position déterministe ne tient pas plus que la théorie essentialiste. En effet, l’évolution de la technique ne peut plus dans ces conditions être considérée comme unilinéaire et prévisible car, au contraire, elle se ramifie dans beaucoup de directions et peut donc progresser suivant différentes voies. L’évolution technique dépend donc de facteurs sociaux avant des facteurs proprement techniques. La sphère socio-politique n’est, par conséquent, pas subordonnée en tant que telle à la technique.
Le constructivisme considère que les objets, tout comme les institutions, ne sont ni neutres ni autonomes. Il y a donc des implications politiques sous-jacentes. Feenberg cite comme exemple la déqualification du travail, l’aliénation par la culture de masse et la bureaucratisation de la société comme une conséquence non pas du progrès en tant que tel, mais de choix techniques particuliers qui auraient très bien pu être différents.
L’auteur reproche cependant aux constructivistes d’avoir focalisé la plupart de leurs études sur des groupes locaux spécifiques, dans des cas particuliers, afin d’analyser les stratégies qui permettent de construire et d’obtenir l’adhésion à de nouveaux dispositifs et systèmes techniques.12) Ce faisant, la sociologie constructiviste s’est peu intéressée aux aspects du contexte politique plus global13). Feenberg entend donc dépasser cette limite et démontrer que « le développement technique implique une [nouvelle forme] de politique ou, plutôt, plusieurs autres sortes de politiques dans lesquelles les acteurs franchissent toutes les frontières entre [les différents] rôles [sociaux, d’experts, de décideurs politiques et de consommateurs] »14).
Feenberg propose, en s’appuyant sur la sociologie constructiviste de la technique, de reconsidérer la question de la démocratisation de la technique en prenant en compte la spécificité sociale et historique des systèmes techniciens.
L’auteur propose de faire une distinction fondamentale entre les acteurs techniques. Il s’agit de la distinction entre les positions de domination et de subordination face au système technicien, là où les essentialistes parlaient uniquement en terme d’acteurs dominants (les « techniciens », « technocrates », « experts », etc.). Il y a bien des « maîtres de la technique » qui défendent le souci de l’efficacité, mais pour les gens ordinaires, la technique représente davantage une dimension de leur monde vécu qu’ils essaient de s’approprier et d’adapter aux significations ordonnant leur existence. La plupart des gens, dans leur travail, ne sont en fait que des acteurs subordonnés. Ils ne font alors qu’exécuter des projets des autres ou se retrouvent de fait dans un environnement technique auquel ils doivent s’adapter pour accomplir leur métier. Parler d’acteur « dominants » pour désigner les personnes détenant un savoir technique n’est donc pas exact quant au rôle social que joue ces personnes par rapport à la technique. Feenberg propose d’apporter une nuance importante en introduisant la distinction entre acteurs dominants, qui possèdent un pouvoir de décision et acteurs subordonnés, qui possèdent également un pouvoir quand à leur savoir technique, mais perçoivent cela comme une dimension de leur quotidien.
Alors que l’essentialisme avait tendance à proposer un dualisme entre le domaine du technique et celui du monde vécu, l’approche de Feenberg, plus empirique, considère ces deux dimensions, le dispositif technique et sa signification, comme inextricablement mêlées. Comme phénomène global, « la technique doit donc inclure la dimension de l’expérience, puisque l’expérience que les gens ont des dispositifs a une influence sur l’évolution de leur conception »15).
Ce qu’il faut retenir de la position constructiviste est qu’elle permet de considérer la technique comme une construction sociale. La technique n’est de ce fait pas une sphère autonome séparée de la sphère socio-politique. Si la technique est telle qu’elle est et a une telle place au sein de la société, c’est bien suite à des décisions d’acteurs détenant un certain pouvoir et non pas par une logique interne qui auto-alimenterait son développement.
2.4 Système ou réseau ?
Ellul nous a longuement parlé de la technique en tant que système. Cependant, pour Feenberg, ce terme n’est sans doute pas le plus approprié pour une analyse conceptuelle de la technique. Ellul développe le concept de système technique pour désigner un environnement particulier ayant certaines caractéristiques, mais est-ce suffisant?
Feenberg relève qu’en sciences sociales le concept de système reste vague du fait qu’il n’existe pas de définition commune qui fasse consensus et qui engloberait toutes les caractéristiques d’un « système technique ». Pouvant généralement se définir comme un « complexe autoreproductible d’éléments interactifs et orienté vers un but »16), le terme de « système » peut en effet rester imprécis, d’autant que, d’après Feenberg, ce qu’il recouvre dépend largement de celui qui le définit.17)
Pour illustrer cela, l’auteur prend l’exemple de l’entreprise. Considérée comme un système technique, une entreprise semble avant tout suivre les intérêts et intentions des ses propriétaires légaux et est gérée par des directeurs qui veillent au maintien de ce système. Ce système inclut les aspects matériels, techniques, financiers, l’approvisionnement en ressources, le rendement, la distribution, les ressources humaines, etc. Mais est-ce pour autant que sont inclus dans cette conception du système les travailleurs comme individus et leurs syndicats qui, eux aussi, perçoivent sans doute l’entreprise comme un système, mais certainement d’un autre point de vue que la direction? Et qu’en est-il de la collectivité qui accueille l’entreprise dans sa commune et des proches riverains qui, eux aussi, perçoivent sans doute ce système autrement encore. Feenberg pose alors la question suivante : les travailleurs et les riverains, dans la conception du système technique perçu par ses dirigeants, « sont-ils simplement ” l’environnement ”, voir des ” parasites ” de l’entreprise ou sont-ils aussi des acteurs systémiques rivaux opérant sur le même plan que la direction »18)? Il va même plus loin, en posant la question de savoir qui peut réellement prétendre à une légitimité dans les décisions d’orientation d’une entreprise. Les travailleurs qui effectuent le travail? Les riverains affectés par certaines nuisances? Les consommateurs qui achètent les produits? Ou alors uniquement les propriétaires légaux, c’est-à-dire les actionnaires, qui cherchent à maximiser les bénéfices de leurs investis- sements?
Pour Feenberg, le concept de système reflète avant tout les représentations que se font les personnes qui poursuivent des objectifs particuliers et qui dirigent un certain « programme »19). Que ce soit des propriétaires, des dirigeants ou des responsables politiques, leur approche asservit conceptuellement l’appareil (ou disons l’ensemble systémique) pour atteindre des objectifs, tout en considérant comme « environnement » ce qu’ils ne contrôlent pas.
C’est pourquoi Feenberg préfère employer le concept de « réseau » pour refléter cet ensemble systémique plus large. Ce terme lui semble plus approprié dans le sens où ce que nous appelions « système » est en fait toujours un ensemble de sous-systèmes, « une série de strates qui coïncident à certains endroits et s’en écartent à d’autres »20). Ces ensembles de complexes sont fragiles et ne sont pas homogènes ou globalement cohérents, c’est pourquoi le concept de réseau est plus pertinent pour expliquer la complexité décentralisée du monde technicien, englobant ainsi l’ensemble des réalités techniques et humaines. Les éléments composant le réseau font partie d’un système, mais cette fois l’Homme, à partir de son monde vécu ─ qui jusque-là, n’était pas pris en compte avec le concept de système ─, peut aussi agir sur lui.
Ce concept de réseau permettant de penser l’action de l’Homme sur les choix techniques occupe une place importante dans la théorie de Feenberg et soulève la question des « programmes » et des « anti-programmes » décrits par Latour21).
L’anti-programme apparaît, par rapport au réseau, comme une source de désordre qui tend à désagréger le réseau. Mais Feenberg perçoit cela comme une caractéristique du bon fonctionnement d’un réseau, puisqu’un anti-programme, lorsqu’il entre en résistance face au programme établi, permet de réorienter le réseau vers de nouveaux programmes où d’y apporter des modifications ou des améliorations.22) Ces anti-programmes apparaissent peut-être comme un résultat non voulu du réseau, mais non déplorables pour Feenberg car ils sont au principe d’une politique de démocratisation de la technique.
2.5 Ambivalence technique et «rationalisation démocratique»
Feenberg observe que « la technique est ambivalente et qu’il n’y a pas de relation univoque entre le progrès technique et la distribution du pouvoir »23).
D’une part, l’introduction de nouvelles technologies dans la société, n’implique pas nécessairement un changement dans la hiérarchie sociale. On peut en effet constater une certaine reproduction de cette hiérarchie et une continuité du pouvoir lorsque la technique permet de renforcer les stratégies technocratiques et de modernisations en cours. Cependant, d’autre part, la technologie peut également servir à modifier cette hiérarchie sociale en place ou du moins à l’obliger de reconnaître d’éventuels manquements ignorés jusque-là. Ce principe concerne ce que Feenberg appelle la « rationalisation démocratique », c’est-à-dire, « qu’il est possible de rationaliser la société en démocratisant plutôt qu’en centralisant le contrôle »24).
Le terme de « rationalisation démocratique » recouvre le fait que peu à peu, la technique ayant des répercussions sur la société, les acteurs concernés acquièrent une certaine réflexivité, c’est-à-dire, une prise de conscience de leur situation qui remet en question leur perception du phénomène technique et les questionne sur son sens. Ces derniers, devenus conscients de l’impact de la technique sur leur vie, participent alors à l’élaboration d’une politique et d’une technique nouvelle permettant de prendre en compte des intérêts de chacun par un processus de participation élargi. Bien entendu, cela suppose une certaine remise en question du pouvoir technocratique pour laisser place à un nouvel ordre participatif plus démocratique.
Ce terme désigne donc les interventions des utilisateurs, impliquant généralement des « stratégies innovantes », ayant des implications sur le débat public et défiant les structures de pouvoir non démocratiques25).
« Dans la nouvelle politique de la technique, les groupes sociaux ainsi constitués opèrent un retour réflexif sur la structure qui les définit et les organise comme des ” nous ” »26). La force de ces groupes est de puiser leurs ressources au sein de la société technique, comme force immanente et non de constituer une sphère critique qui lui serait extérieure.
Cependant, si l’on trouve déjà aujourd’hui de nombreux exemples de lutte démocratique, il faut encore que le politique favorise l’émergence d’un contexte ouvert à la participation publique, au débat et aux intérêts de chacun, afin de reconnaître tous les acteurs touchés par la technique. À ce moment seulement, nous pourrons parler de rationalisation démocratique généralisée. Nous verrons dans les prochains chapitres quelles formes cela peu prendre en pratique.
2.6 «Rationalisation démocratique» et «infra-politique»
Feenberg relève la proximité27) de son concept de « rationalisation démocratique » avec la théorie développée par Ulrich Beck28) (1944-…) autour des notions de « société du risque » (risk society) et d’« infra-politique »29) (subpolitic). Tout comme son concept, celui d’infra-politique permet de rendre compte de la complexité des problèmes engendrés par la modernité tout en portant une attention particulière aux nouvelles formes de politiques qui apparaissent dans diverses sphères, notamment dans celles de la technique et de l’environnement.
En effet, pour Beck les institutions conventionnelles et la fonction politique traditionnelle sont inadaptées dans le contexte émergeant et faces aux risques potentiels amenés par le développement technique de notre société. En même temps, l’État a également perdu de son pouvoir, non par un « renoncement du politique »30) mais au contraire par l’accomplissement de la démocratie et de l’État social « où les citoyens se servent de tous les médiums de contrôle social et juridique »31). Dans ce contexte, « l’évolution technico-économique perd son caractère non politique en même temps qu’elle acquiert un plus grand potentiel de transformation et de menace »32), c’est l’émergence de ce que Beck appelle l’« infra-politique ».
Le concept d’infra-politique recouvre toutes les actions et décisions prises en dehors du système politique conventionnel et qui pourtant ont un pouvoir transformateur sur la société. Il s’agit plus exactement de conglomérats d’acteurs qui, rassemblés autour d’intérêts communs, vont prendre des décisions, qui à leur tour et par leur ampleur, auront des répercussions au sein de la société. Par ailleurs, l’infra-politique amoindrit ce faisant la capacité du cadre politique traditionnel à prendre les décisions qui façonnent notre avenir commun car, bien que le cadre politique porte toujours la responsabilité des changements de société même s’il n’en n’est pas (ou plus) directement l’acteur, il aura alors permis ou laissé faire ces changements.
D’une certaine manière, « le politique devient apolitique, et ce qui était apolitique devient politique »33). Mais l’infra-politique se situe plutôt comme une instance tierce, « entre la catégorie du politique et celle du non-politique »34). Face au centralisme, il aura tendance à entraîner une disparition des frontières du politique et du non-politique grâce au passage du non-politique à l’infra-politique.
L’apparition de cette dernière se traduit aussi par l’apparition de nouveaux acteurs politiques pour de nouveaux conflits politiques : sur la distribution des risques et des maux (et plus uniquement sur la distribution des biens), ainsi que sur la question de la responsabilité quand les dommages ne sont subis que par certains35).
L’infra-politique apparaît dans un contexte « controversé » qui se caractérise, d’après Beck, par plusieurs aspects : un mode de perception des problèmes qui est indirect ou médiatisé; des difficultés pour les autorités publiques dans la prise de décision et une remise en question du politique; une difficulté à prendre en compte tous les aspects des problèmes ou des risques (globalisation et interconnexion des risques); une irréversibilité dans les conséquences de certains risques (par exemple, des catastrophes nucléaires); et une remise en question des connaissances scientifiques face aux nouveaux risques.
Bien que la sphère infra-politique ne soit pas meilleure en soi dans la capacité à établir scientifiquement les risques ─ nous venons d’en voir la complexité ─, elle relève des indices, des signes des risques potentiels sur une échelle bien plus large que lors d’expertises ciblées 36).
Contrairement à une approche rétrospective, la théorie de Beck sur l’infra-politique propose une approche sur le long terme qui permet d’anticiper des risques en relevant ce qui pourrait causer problème dès que des signes permettent d’y être attentif et d’agir, avant que des catastrophes ne soient avérées.
Pour Beck, nous sommes entrés dans une modernité réflexive. Pour lui, la démocratisation ne peut avoir lieu qu’au sein d’une politique réflexive, c’est-à-dire, par un exercice de responsabilité collective qui implique un grand nombre d’acteurs. Cela néces- site alors de développer un nouveau cadre institutionnel, comme une réponse politique adaptée à la « société du risque » et afin de préserver la démocratie.
On perçoit bien ici la proximité entre Feenberg et Beck dans leur perception de la modernité technicienne. Ils la conçoivent tout deux comme complexe et changeante, appelant à de nouveaux mécanismes de gestion de la société et des choix techniques, incluant une participation élargie plus démocratique. Toutefois, ce qui semble quasi acquis chez Beck, lorsqu’il décrit les mécanismes infra-politiques, paraît encore en devenir et à stabiliser chez Feenberg afin que l’on puisse réellement parler de « rationalisation démocratique » (Feenberg) ou d’une « modernité réflexive » (Beck). Cela dit, ils dénoncent tous les deux, parfois indirectement, les dérives potentielles de la technique (comme les risques étendus et autres externalités négatives, etc.) et la nécessité d’instaurer des lieux intermédiaires où le débat et la critique auront leur place.
2.7 Micropolitique de la technique et appropriation créative
Feenberg observe que les critiques anti-technocratiques ont changé avec le temps. Les revendications des années soixante et septante ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui. Certains discours de l’époque rejetant tout contrôle politique peuvent paraître aujourd’hui excessifs et ni, par exemple, l’auto-gestion ou la démocratie participative revendiquées par les mouvements étudiants, ne sont parvenus à devenir une forme institutionnalisée de prise de décision.
Cependant, pour Feenberg, l’action politique a montré à plusieurs reprises qu’elle pouvait encore mobiliser les gens pour certaines questions. Le politique, en tant que tel, n’est certainement pas à rejeter, mais il doit contribuer à l’apparition d’un cadre permettant une véritable rationalisation démocratique.
L’auteur considère toutefois que la démocratisation de la technique n’est pas un problème qui peut se régler dans le cadre institutionnel tel qu’il est établi actuellement dans notre société. Les dispositifs actuels de vote et de réglementation ont un rôle à jouer mais la complexité des questions sous-jacentes au développement technique est telle que le cadre formel n’est pas propice à une véritable démocratisation de la technique et à une prise en compte des intérêts de chacun.
Il entrevoit cependant des exemples concrets d’initiatives démocratiques autour de la technique qui inaugurent une nouvelle forme de politique :
Nous avons fini par identifier la politique à des interventions moins massives dans la vie sociale précises et basée sur des connaissances et des actions locales. 37)
Contrairement aux « grands » projets politiques, ces « micropolitiques » n’ont pas de stratégie globale et ni l’ambition de défier le pouvoir en place. Cependant, ces activités diverses, mais convergentes, qui collaborent dans un intérêt commun ont, pour Feenberg, un impact subversif à long terme, en s’opposant aux formes technocratiques de contrôle.
Ce n’est pas tant les questions de distribution des richesses, ni celle de l’autorité administrative qui est remise en question, mais plutôt celles de la légitimité ou de la structure des pratiques de communication.
Dans ces nouvelles formes de politique, Feenberg observe que les acteurs impliqués dans le processus ne sont généralement pas des citoyens lambda, mais souvent des personnes affectées par des décisions techniques particulières. Leur situation fait que ces personnes développent un savoir particulier face aux problèmes engendrés par la technique, ce qui les rend à même d’ouvrir le débat public, de susciter la polémique, tout en essayant de remettre en question l’opinion publique en rendant public ces problèmes.
Feenberg note que cela a certainement été le cas avec le mouvement écologiste qui a débuté autour de protestations locales et qui s’est ensuite amplifié pour finalement s’institutionnaliser sous la forme de partis politiques et déboucher sur des lois et des règlements.
Là où les membres exclus se mobilisent, des mouvements politiques d’un type nouveau apparaissent qui promettent de créer une sphère publique technique animée. Les scientifiques jouent souvent un rôle essentiel dans ces mouvements en alertant les communautés sur des dangers qui sont passés inaperçus et en reformulant les savoirs locaux dans un langage technique qui possède la légitimité requise dans la sphère publique.38)
Dans l’exemple écologiste, mais également de façon plus générale, on se rend compte à quel point l’information joue un rôle crucial dans les luttes démocratiques 39). Ce n’est que lorsqu’elle est libre et rendue publique qu’il peut réellement y avoir une transparence et un débat autour de questions particulières. En même temps,
les polémiques techniques, les dialogues innovants et les appropriations créatives de ce type sont devenus des dimensions incontournables de la vie politique contemporaine. Grâce à eux, les problèmes techniques sont soumis à des débats démocratiques généralisés […].40)
Du point de vue des institutions existantes ainsi remises en causes, il va de soi que cela les contraint à restreindre leur autonomie. Mais du point de vue des personnes affectées par des questions environnementales par exemple, c’est avant tout une question légitime de santé publique, surtout lorsque tout citoyen devient, dans certains cas, une victime potentielle, comme dans la thèse de la société du risque de Beck.
La réglementation peut donc être ressentie comme une intrusion venant de l’extérieur, mais au final les dirigeants finissent par accepter ces règles pour maintenir l’intégrité de leur système. Cependant, la question du contrôle de l’information refait surfasse lorsqu’il s’avère plus efficace ─ ou plus rentable ─ de cacher des facteurs de risques plutôt que d’affronter le débat public et chercher de véritables solutions41). Il arrive pourtant que bien souvent la technocratie se rende coupable de faire obstacle à des innovations qui pourraient résoudre les problèmes qu’elle cache.
2.8 Appropriation créative et information
L’« appropriation créative » de la technique, où quand l’utilisateur réinvente des dispositifs existants avec de nouvelles applications, est également une nouvelle façon de faire, caractéristique de ces micropolitiques. Feenberg trouve de nombreux exemples en informatique où sans cesse, les utilisateurs ou communautés d’utilisateurs innovent en développant des nouvelles applications et des nouveaux programmes adaptés à leurs besoins.42)
La recherche-développement ouvre sans doute des possibilités, mais son cadre restreint composé d’experts est incapable de déterminer la « bonne » application ou possibilité d’utilisation de leurs produits car ils ne sont tout simplement pas dans le cadre réel où la technologie s’inscrit dans le monde vécu des utilisateurs ou des personnes qui la subissent. Par exemple, l’appropriation créative qui a été faite de l’appareil informatique, puis d’Internet, n’avait pas été planifiée, ni même soupçonnée par les concepteurs des premiers ordinateurs grand public. On se retrouve pourtant maintenant avec des technologies développées par les utilisateurs, qui utilisent alors ces innovations techniques comme moyen d’émancipation, d’expressions et de communications à grande échelle.
Au final, pour Feenberg, plus la technique étend son emprise, plus elle s’expose à être transformée par les individus inscrits dans ses réseaux. Ce sont les êtres humains qui représentent encore le potentiel inexploité de leurs techniques. Leur résistance tactique aux conceptions établies peut imposer de nouvelles valeurs aux institutions techniques et créer un nouveau type de société moderne. En lieu et place de cette technocratie dans laquelle la technique tient partout en échec la communication humaine, il est possible que nous puissions encore établir une société démocratique où le progrès techniques servira le progrès de la communication […]. [Car] en vérité, la question du rôle de la communication dans la conception technique est sans doute la pierre de touche en matière de politique démocratique à l’âge technologique.43)
Lire également : Le système technicien ─ Jacques Ellul
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Alexis Jurdant 2009