Le système technicien ─ Jacques Ellul

1.1 Introduction

Depuis Heidegger, la technique a trouvé une place importante dans le discours philosophique. Cependant, certains penseurs pourraient reprocher à son analyse d’être trop détachée ─ même si cela est volontaire ─ de la réalité anthropologique de la technique. L’accent sur la visée totalisante de la technique qui conduit à « l’oubli de l’Être »1) fait sans aucun doute tout l’intérêt de la philosophie d’Heidegger, mais peut-être en même temps, d’un certain point de vue, une faiblesse.

En effet, on pourrait dire que la force du discours ontologique et la terminologie spécifique employée par Heidegger conduit à une certaine désaffection de la réalité par un exercice d’abstraction intense. De quel homme et de quelle technique traite Heidegger? Et comment alors aborder la question de la technique telle qu’elle se présente à nous dans notre quotidien, en des termes concrets et actuels?

Nous ne sommes pas ici pour faire le procès d’Heidegger qui, indiscutablement, a amorcé toute la réflexion philosophique moderne sur la technique et a, ce faisant, plus qu’influencé grand nombre de philosophes dont les auteurs que nous allons étudier ici.

Le premier de ces auteurs est Jacques Ellul (1912-1994). Bien que resté relativement peu connu en Europe continentale, il jouit d’une grande réputation outre-Atlantique dès la parution de La Technique ou l’enjeu du siècle en 1954. Historien, sociologue et philosophe, il développa, durant les trente années qui suivirent cette première publication sur le sujet, une méticuleuse analyse de la société moderne technicienne. La pensée d’Ellul ne se contente pas d’une analyse des usages et des fins de la technique, elle cherche aussi à nous faire comprendre sa logique interne et sa raison d’être. Ce philosophe ne se limite donc pas à une recherche épistémologique, mais il tente également d’apparenter sa réflexion sur la technique et la société à une éthique de la technique.

C’est sans doute le consensus progressiste inhérent à la reconstruction de l’après-guerre qui a relégué Ellul à l’arrière-plan, tout en stigmatisant sa pensée de « technophobe » ou d’anti-progressiste. Malgré cette opposition tacite, son discours n’a pas perdu de son intérêt aujourd’hui. Nous pouvons aujourd’hui redécouvrir le travail d’Ellul avec l’étrange impression de se retrouver face à un texte récent que l’on pourrait sans doute classer non loin de travaux comme le Principe de responsabilité d’Hans Jonas ou sur la Société du risque d’Ulrich Beck.

Au travers de son ouvrage de 1977, Le Système technicien2), nous allons chercher à comprendre comment Ellul perçoit la société technicienne, quelles en sont les caracté­ristiques et quelles en sont les dérives possibles.

1.2 La technique en tant que concept

D’emblée, Ellul explique ce qu’il entend par « technique ». Il ne vise pas par là la technique en soit ou une technique en particulier, mais un phénomène inter-relationnel complexe. Le terme de technique, au sens où il l’emploie, est un concept qui cherche à « comprendre un ensemble de phénomènes qui restent invisibles si l’on se situe au niveau de l’évidence perceptible des techniques »3), c’est-à-dire au niveau des réalités concrètes (mécaniques ou électroniques par exemple) ou des techniques et technologies en tant qu’objets d’étude scientifique. Il ne faut toutefois pas s’en détacher complètement, mais prendre le phénomène dans son ensemble, toujours en référence à la réalité.

Au moyen d’une analyse historique des différentes définitions de la technique, Ellul montre à quel point ce terme fut longtemps circonscrit au seul critère d’efficacité, désignant comme « technique » toute application de moyens nouveaux et étendant ce terme à tous les domaines possibles. Pour l’auteur, il fallut attendre l’avènement de l’ordinateur pour que la technique cesse d’être une addition de techniques et qu’au travers « de la combinaison et de l’universalisation »4) de l’ensemble des procédés techniques, elle trouve une sorte d’autonomie et de spécificité, se présentant alors comme milieu et comme système.

Ce n’est pas par hasard qu’Ellul décrit sa démarche comme une « étude sur la Technique en tant que système et réalité globale »5). Nous développerons plus loin cet aspect systémique, cela dit, d’une certaine manière, on pourrait dire que le discours d’Ellul se rapproche étymologiquement du mot techno-logie, à savoir un discours (logos) sur un art de faire (par extension, une technique) (technè). En outre, l’auteur différencie claire­ment technique et technologie, réservant l’appellation de cette dernière précisément dans le cas de discours sur la technique. Il pointe déjà à l’époque une certaine confusion dans l’emploi des deux termes, le glissement sémantique venant probablement de l’anglais, technology désignant une technique (souvent dite « de pointe ») et non une étude ou un discours sur la technique.

1.3 La technique comme milieu

Autrefois, la technique était un enjeu mais, depuis l’avènement de l’informatique, elle a changé de nature pour former à l’intérieur de la société un véritable « système technicien ». La technique n’est plus simplement un ensemble d’instruments visant à faciliter la vie de l’homme. Certes, si elle reste un moyen d’action lui permettant d’accomplir ce qu’il ne pouvait pas faire des ses propres mains, l’auteur la considère davantage comme une médiation entre l’homme et le milieu naturel que comme un instrument. Autrefois, les techniques dans les sociétés traditionnelles étaient « sporadiques et fragmentaires »6) et représentaient des médiations singulières mais, avec le dévelop­pement des techniques et l’accroissement du phénomène technique, la situation a changé. La technique est devenue milieu.

Les médiations induites dans les sociétés traditionnelles n’étaient pas permanentes. Un certain continuum entre l’homme et la nature existait lorsqu’il n’y avait pas ou peu d’intermédiaire technique entre eux, ce qu’Ellul désigne par « médiation »7). La technique constituant ce nouveau « milieu », cette médiation technique omniprésente objectivant la nature est devenue exclusive et permanente.

En effet, pour Ellul, il n’existe plus d’autre rapport entre l’homme et la nature que par cette médiation technique, au détriment des liens complexes et fragiles symboliques, poétiques, magiques, ou encore mythiques, que l’homme avait tissés au fil du temps avec le milieu naturel.

La technique généralisée forme alors un « écran continu », un « univers de moyens » à la fois exclusif et total8). Même « les relations humaines ne peuvent plus être laissées au hasard, elles ne sont plus l’objet de l’expérience, de la tradition, de codes culturels, de symboliques : tout doit à la fois être mis au jour […], élucidé, puis transformé en schémas techniques applicables […] de façon à ce que chacun apporte sa construction d’une part, et d’autre part joue exactement le rôle que l’on attend de lui »9).

Ellul évoque également le travail de Baudrillard (1929-2007) qui a décrit ce phéno­mène en ce qui concerne la communication10), allant jusqu’à démontrer que la technique était devenue le support de « communion » interhumaine. La communication n’étant plus symbolique, elle s’est transformée pour n’être pratiquement plus que com­munication technique. Voyant la société de l’époque s’engager dans ce « modèle de médiation unique, centralisé, exclusif »11), Ellul tire trois conséquences qui découlent de la technique devenue médiatrice.

Tout d’abord, il souligne l’aspect autonome de cette médiation technique. Pour Ellul, la technique échappe à tout système de valeur or, en tant que seul médiateur reconnu par l’individu (ou le corps social), elle ne peut qu’exclure tout autre type de médiation en imposant ses « valeurs » intrinsèques. L’individu, le corps social ou l’État étant déjà incorporés dans le système, il n’y a plus de place pour d’autres formes de médiations pour remettre la technique elle-même en question. L’individu, au centre de ce système, n’arrive alors plus à penser un système de valeur indépendant de la technique ou de faire des jugements de valeur ou normatifs sur la technique. L’auteur ne croit plus que ce soit l’opinion qui puisse être médiatrice ou directrice dans le sens où elle est toujours déjà préformée, adaptée, obéissante à tout possibles techniques, perdant ainsi son indépendance et ses spécificités.12)

Deuxièmement, cette médiation technique est perçue comme étant « stérile et stérilisante »13), contrairement aux systèmes de médiations antérieurs. Autrefois ils étaient « plurivoques, équivoques et instables »14) mais profondément enracinés dans un incons­cient riche et créateur alors que la technique, elle, bien qu’elle soit univoque et stable, paraît pour l’auteur superficielle, sans souvenir et sans projet. La technique stérilise autour d’elle tout « ce qui peut troubler cette rigueur »15) au nom de l’efficacité et du rationalisme. Et pourtant, pour Ellul, la technique est sans visée, elle est, simplement.

Enfin, la troisième conséquence qu’Ellul souligne, est que la relation entre la technique et l’homme est elle-même non médiatisée. Dans ce milieu ambiant, la relation à la technique est toujours immédiate et sans distance, car « le système envahit la totalité du vécu et la pratique sociale entière »16), le système technique médiateur devenant ainsi le « médiateur universel »17). « Non seulement [la technique] est médiatrice entre l’homme et le milieu naturel, puis médiatrice au second degré entre les hommes et le milieu technicien, mais elle est aussi médiatrice entre les hommes »18).

La technique est devenue de fait le milieu de l’homme, il ne vit plus en contact avec la réalité de la nature, mais au milieu d’un environnement façonné par la technique et constitué d’objets techniques.

1.4 La technique comme « facteur déterminant »

La technique devenue système est dès lors pour Ellul le facteur principal ou déterminant de toute action de l’homme. Bien sûr l’auteur est prudent par ce qu’il entend par « facteur déterminant » car il est « impossible de déterminer une causalité directe et univoque »19) dans un univers complexe comme celui qui nous préoccupe. Il s’explique longuement sur l’emploi de ce terme et son approche. Ellul définit alors sa démarche comme cherchant à la fois à considérer les phénomènes dans leur nouveauté et leur singularité, tout en trouvant entre eux des relations de détermination ou du moins des facteurs d’influences suffisamment identifiables.

Lorsqu’Ellul désigne la technique comme étant le « facteur déterminant » dans notre société occidentale, il n’exclut pas le fait que la technique n’est pas elle-même indépendante de l’épistémé de notre société, de l’économie, etc., mais cela n’enlève rien à sa nature qui procède à des intégrations constantes de la démarche scientifique à la fonction politique, tout en ayant un effet déstructurant par rapport aux réalités sociales, morales et intellectuelles acquises jusque-là.

L’auteur cherche à nous montrer l’évidence de son raisonnement : que l’on loue l’excellence de la technique ou que l’on dénonce son danger, on se retrouve face à un ensemble de conséquences non contestées de ce qu’elle apporte et, généralement, il est admis, d’après Ellul, que la technique modifie de façon radicale les rapports humains, les schémas idéologiques ou les qualités de l’homme. Ces changements, Ellul les considère comme imposés à l’homme par son existence contrainte dans le milieu technicien.

La technique étant une réalisation, un accomplissement, poussé par un impératif d’efficacité, l’auteur observe une croissance de la volonté de puissance, d’un esprit de conquête parmi les hommes divisés en producteurs/consommateurs dans ce milieu technicien. L’auteur y voit une profonde mutation dans le chef de l’être humain qui se manifeste également dans la culture suite à l’impact technique. C’est l’apparition de la culture de masse et d’une multiplication de la communication et de l’information, transformant les relations courtes (directes) en relations longues (médiatisées par des objets techniques)20). Pour Ellul, la culture qui en résulte est « sans saveur et sans importance »21) au détriment d’une culture technique et de la formation permanente qui permettrait sans doute à l’homme de mieux appréhender le phénomène technicien plutôt que de le subir. Ellul reprend Baudrillard qui a montré à quel point la culture de masse issue de la technique est « l’inverse absolu »22) de la culture conçue, premièrement, comme un patrimoine héréditaire d’œuvres, de pensées et de traditions et, secondement, comme une dimension continue d’une réflexion théorique et critique sociale.

L’auteur insiste encore une fois sur le fait que sa démarche ne cherche pas à faire un jugement purement normatif de la technique, mais de montrer que du fait même de la technique, l’ensemble culturel subit une profonde mutation, bien plus qu’une simple modification. Il relève encore deux « valeurs culturelles » significatives affectées par la technique : la propriété et le travail. Tous deux ont été modifiés fortement par le tournant technicien pris par notre société. L’organisation technicienne de la production a provoqué un changement de nature de la richesse et de la propriété privée. Le statut social est maintenant déterminé par les « capacités techniques » et non plus tant par les avoirs en tant que tel. Ellul affirme que « le lien qui attache l’homme actuel à ce statut est aussi fort que celui qui existait avec la propriété »23). Quant au travail, c’est par ce biais sans doute que la technique a commencé sa modification générale de la société en apportant ses nouvelles exigences dues à la spécialisation du travail et à la technicisation, imposant ses cadences de production aux travailleurs.

Ellul cherche à démontrer que la technique entraîne inévitablement de profondes mutations sociales, modifiant l’ensemble des relations humaines inter-individuelles ou globales. Ces éléments permettent à l’auteur de montrer comment, de son point de vue, la technique est bel et bien un « facteur déterminant » .

1.5 La technique comme système

Nous avons donc expliqué la technique en tant que concept (1.2); nous avons vu ensuite comment la technique constituait un milieu inédit pour l’homme (1.3) et à quel point elle pouvait être un facteur déterminant pour notre société (1.4). Poursuivant son raisonnement, Ellul dispose maintenant des moyens d’expliquer en quoi la technique constitue un système global.

L’auteur développe sa théorie du système à partir de la conception, qu’il complète, du sociologue Talcott Parsons (1902-1979) dans Le système des sociétés modernes24).

La première caractéristique qu’il relève consiste en son aspect de réseau constitué d’inter-relations qui font que tous les éléments sont en relation les uns avec les autres. Bien que les composants du système ne soient pas tous de nature identique et n’évoluent pas à la même vitesse, toute évolution de l’un entraîne des répercussions sur l’ensemble du système.

La seconde caractéristique du système est ce qu’Ellul appelle une « aptitude préférentielle »25) des éléments techniques d’un même réseau à se combiner entre eux plutôt que de céder la place à des facteurs externes au monde technique. La technique appelle à la technique. Et tout problème technique cherche à trouver une solution technique.

La troisième caractéristique reflète l’aspect dynamique et évolutif du système. Un système n’est jamais figé et est toujours en évolution.

Enfin, une quatrième caractéristique est qu’un système, en tant que globalité, peut entrer en relation avec d’autres systèmes techniques.

Ellul relève également un autre trait essentiel pour définir un système, à savoir, le « feed-back » ou les rétroactions qui permettent à un système de procéder à des ajuste­ments lorsque des anomalies ou des erreurs apparaissent26).

L’auteur explique la nécessité de considérer aujourd’hui la technique comme un système tant elle a pris une spécificité propre et interfère dans l’équilibre des autres systèmes (économiques, politiques, etc.) qui lui préexistaient dans notre société.

Ce système technicien est formé « par l’existence du phénomène technique et par la progression technique »27). Il est important de souligner et de distinguer ces deux aspects de « phénomène » et de « progrès » technique car le simple phénomène ne suffit pas à lui seul pour parler d’un système à part entière. Nous avons déjà parlé des caractéristiques du phénomène technique ci-dessus, quant à l’idée de progrès, il ne s’agit pas d’un simple aspect de temporalité évolutive, mais d’une qualité intrinsèque : c’est la technique qui produit en elle son propre changement de manière constitutive :

Le progrès technique, ce n’est pas la Technique qui évolue, ce n’est pas des objets techniques qui changent parce qu’on les perfectionne […]; la technique comporte comme donnée spécifique qu’elle se nécessite pour elle-même sa propre transformation. […] Le progrès n’est pas « de la technique qui progresse ». […] C’est la conjonction entre le phénomène technique et le progrès technique qui constitue le système technicien. 28)

Le « système technicien » se différencie pour Ellul des autres systèmes par une singularité et un ensemble de caractéristiques qui lui sont propres. L’auteur conclut que les facteurs d’influence des autres systèmes (politiques, économiques, idéologiques) sur notre société, même s’il les reconnaît comme tels et ne les exclut pas, seront toujours secondaires par rapport au pouvoir d’attraction interne du système technicien. Nous verrons plus loin si cette affirmation est toujours tenable.

1.6 Sur la qualification de système

Pour Ellul, quatre caractéristiques permettent d’évaluer le système de façon globale : le changement qui apparaît avec la technique (changement social, technologique, mobilité, adaptation…), l’interdépendance de ses composants, la globalité qu’il représente et la stabilité acquise (le fait qu’on ne peut revenir en arrière ou « détechniciser »)29). Avec ces caractéristiques, Ellul prétend démontrer que les phénomènes techniques se combinent de telle façon qu’apparaît réellement un système, au-delà d’une simple formalisation ou vue de l’esprit. Il ne s’agit pas d’un modèle mais de l’explication d’une réalité autonome.

Il accepte néanmoins la critique qu’on pourrait lui faire à ce stade, à savoir : comment défendre que l’on puisse considérer la technique comme ayant une existence en soi? Tout en reconnaissant la pertinence de cette remarque, Ellul défend son approche et sa méthodologie. Certes, en dernière analyse, c’est toujours l’homme qui est appelé à agir et à choisir. Sans l’homme il n’y aurait simplement pas de technique. Toutefois, l’homme tel qu’il est aujourd’hui, se retrouvant dans un milieu technicien permanent, peut difficilement faire abstraction de celui-ci ou s’en extraire. Il est vrai également que l’on ne « voit » pas le « système technicien » en tant que tel; ce que l’homme « voit » ce sont des instruments ou des objets techniques, mais prétendre que cette continuité technique ne peut constituer un système semble, aux yeux d’Ellul, aussi peu satisfaisant intellectuellement que de réduire la Nature à un ensemble d’objets distincts, épars et sans relations (alors que l’homme a justement essayé d’établir un système de relation et un système explicatif de la nature).

Le premier aspect du système technicien est sans doute sa spécificité par rapport à d’autres systèmes. La technique ou les techniques ne sont comparables à rien d’autre30) et ont des spécificités communes aussi diverses qu’elles soient. Toutes les « parties » de la technique sont également en corrélation, ce qui implique qu’on ne peut modifier une technique sans qu’il n’y ait de répercussions sur d’autres techniques, méthodes ou objets. Par ailleurs, les combinaisons entre les techniques produisent des effets techniques et également d’autres méthodes et d’autres objets. Comme tout système, celui technicien a une forte propension à l’autorégulation au niveau de son développement et de son fonction­nement, ce qui accentue pour l’auteur son caractère « autonome » par rapport à l’humain.

Un autre aspect non moins important que relève Ellul est que ce système existe essentiellement parce que se tisse entre les différents facteurs un ensemble de plus en plus dense de rapport d’information. Par son rôle structurant, c’est grâce à l’information, mise en relation par l’arrivée de l’ordinateur que le système technicien a pu définitivement s’instituer en système. L’auteur voit d’ailleurs le développement de la théorie de l’information comme une nécessité de l’homme pour comprendre son nouvel univers et comme une confirmation que le système technicien existe bel et bien en tant que rapport d’information. Ce ne sont plus tant les impératifs de production qui dominent notre société, mais bien l’émission, la circulation et l’interprétation de l’information31).

Le rôle de l’ordinateur est donc majeur dans la constitution du système technicien. C’est par sa fonction de médiateur qu’il va permettre l’organisation et l’adaptation des divers sous-systèmes en établissant des liens entre eux et entre les diverses parties de cet ensemble.

L’ordinateur est un « facteur de corrélation »32) essentiel du système technicien. Jusqu’à son apparition, on ne pouvait pas parler du système technicien en tant que tel car les différentes techniques avaient tendance à se développer de façon indé­pendantes, autonomes et incohérentes les unes par rapport aux autres. C’est le processus informatique qui est venu mettre fin à cela en apportant une systémique interne à l’ensemble du système technicien.

1.7 L’impact social du système technique

Le système est lui-même composé de sous-systèmes qui s’organisent progres-sivement les uns par rapport aux autres, sans qu’il n’y ait eu de plan global à long terme au départ. En se modifiant et s’adaptant aux autres pour répondre aux exigences provenants de la croissance de ces sous-systèmes, ils se sont peu à peu conditionnés ou, du moins, rendus dépendants les uns des autres. Un aéroport par exemple dépend fortement des sous-systèmes de communication, d’énergie, de transport, d’information, etc. Le système technicien apparaît donc comme la résultante de la relation entre ces multiples sous-systèmes et fonctionne correctement lorsque le fonctionnement et la relation entre les sous-systèmes sont corrects.

Ensuite, le système est relativement souple et révèle une grande aptitude à s’adapter. Même si au niveau des sous-systèmes Ellul observe une certaine rigidité due aux impératifs et à de nombreuses exigences particulières (techniques, logistiques, etc.), il constate qu’au niveau global, la force et la stabilité de la technique résident dans cette souplesse et cette capacité d’adaptation.

L’auteur voit cependant cette facilité d’acclimatation comme une nécessité du système dans la mesure où il le perçoit déjà comme dominant. « Plus le système technicien devient complexe et total, plus […] il doit être souple »33). Cependant, Ellul relève que le système technicien produit toute une série de mécanismes de conformisation qui lui permet, à l’égard de l’homme, d’être « tolérant et libéral »34). Ce dernier exprimant son adhésion au « projet » technicien, le système n’a pas besoin d’user de contrainte et peut jouir d’une grande indépendance puisque l’action de l’homme ne le remet pas en cause.

Un autre aspect important est que le système technicien élabore lui-même ses propres processus d’adaptation, de compensation et de facilitation. Prenons quelques exemples. Face à toutes les difficultés qui apparaissent dans notre société, du fait de sa complexité, de ses exigences, là « où la Technique crée des situations sociales désespé­rantes »35), on voit entrer en jeu des mécanismes d’adaptation, comme des services sociaux, des techniques de prévention, de réinsertion, etc., qui ont pour objectif de faciliter la vie dans cet univers technique, bien qu’étant eux-mêmes des techniques, c’est-à-dire, des représentants du système.

Les gadgets, la télévision, les voyages, la culture de masse, sont pour Ellul comme des compensations à une vie « incolore, sans aventure et routinière »36), qui nous est donnée dans ce monde technicisé. Ces petits « avantages » qui nous sont offerts nous permettent de mieux accepter et de mieux supporter les modifications profondes qu’apporte globalement le système. Bien que cette acceptation soit déjà grande, il existe aussi des vecteurs culturels qui la facilitent. L’auteur évoque la littérature de science-fiction qui, nous faisant miroiter le pire, nous permet de relativiser et de nous doter d’un sentiment de vigilance et de lucidité par rapport à la technique ce qui, pour Ellul, reste pourtant illusoire.

Ce sont donc grâce à ces mécanismes de compensation et de satisfaction produits par la société technicienne elle-même que le système arrive à faire face aux difficultés d’adaptation de l’homme et à poursuivre sa croissance. Car ce n’est pas tant une question d’absorption de l’homme dans la technique, il s’agit avant tout pour le système d’être assimilé et de faire que des groupes sociaux s’identifient à la technique pour permettre son développement.

S’il ne semble pas y avoir de gardes-fous où de mesures des dangers potentiels, Ellul l’explique de diverses manières. Il dénonce le fait que, pour des raisons d’idéologie (foi progressiste, etc.), d’intérêts personnels (réussite, argent) ou collectifs (intérêts stratégiques, propagande, etc.), les détenteurs des technologies s’identifient pleinement à la technique, ce qui les empêche d’avoir un regard critique et distant sur les modifications profondes en cours dans notre société. Ensuite, les voix de certains intellectuels et scientifiques « conscients du danger », analysant les conséquences de la technique avec une grande lucidité sont étouffées par les groupes de pression des techniciens et des scientifiques conquis.

Tout comme Thomas Khun (1922-1996) démontre dans la Structure des révolutions scientifiques37) que la science n’existe que par l’existence d’un groupe sociologique scientifique, Ellul reprend John Galbraith (1908-2006) qui voit dans sa Technostructure38) que le groupe des techniciens joue ce même rôle comme relais entre la technique et la société. « La défense du système technicien s’effectue par la défense de la technique par un groupe social qui se défend lui-même en défendant la technique qui est sa raison d’être, sa justification, son moyen de gagner sa vie, d’avoir du prestige, etc. »39).

Ce qui inquiète Ellul, c’est que le système technicien n’obéit qu’à une loi : celle de l’évolution indéfinie de la technique. Bien qu’il ne soit pas doté d’objectifs ou de fins particulières, c’est son mode d’être. Pour l’auteur, le système ne peut pas se stabiliser puisqu’il comporte en lui-même son propre principe d’expansion. Ainsi toute contestation ou remise en question du système, n’est jamais qu’une opportunité pour celui-ci de développer d’autres techniques, d’autres procédures, des nouveaux moyens intégrant chaque fois un degré supérieur d’information et renforçant, en fin de compte, le système.

1.8 Sur l’absence de feed-back

Bien qu’étant pour l’auteur une caractéristique dont doit disposer tout système pour fonctionner sainement, Ellul dénonce que le système technicien ne possède pas de processus de feed-back établi. Ce mécanisme de rétroaction doit pourtant permettre, lorsqu’une erreur survient, de la rectifier en opérant sur sa source. Or le système technicien ne pratique pas de véritable réparation (ou de remise en question) quand un problème surgit; il poursuit imperturbablement son mouvement en modifiant une donnée du système pour contourner le problème.

Le système technique ne tend donc pas à se modifier de lui-même lorsqu’il produit des externalités négatives. Il est livré à une croissance pure risquant toujours de déboucher sur des irrationalités. Ellul cite notamment l’exemple des cités HLM qui, bien que répondant à toute une série de paramètres rationnels, sont loin d’être un exemple de réussite de la technicisation et de la rationalisation de notre société).

« Pour qu’un système de cet ordre aussi vaste puisse avoir un comportement auto­régulateur, il faudrait que ses réactions soient fondées sur un modèle en relation avec l’environnement »40) or, le système technicien évolue selon sa propre logique et ne dispose pas de tels mécanismes.

Toutefois, l’auteur ne pense pas que le système ne puisse pas résoudre certaines difficultés qu’il crée, mais il fait une distinction. Tout d’abord, il considère qu’un certain nombre de problèmes provoqués par la technique, comme ─ entres autres ─ la crise de l’emploi, la pollution, la croissance démographique, pourront être résolus par le système lui-même. Mais il voit ensuite d’autres problèmes qui selon lui n’ont aucune possibilité de solution technique. C’est le cas du « caractère totalitaire »41) du système, de la complexification indéfinie, de la reconstitution de l’environnement humain qui a été détruit, de la recherche de qualité de vie, de la dénaturalisation de l’homme, etc. L’auteur considère ces problèmes insolubles car il faudrait pouvoir remonter à la source du système technicien pour modifier la totalité de la démarche et de l’organisation technicienne, or cela est impossible.42)

À la différence de la première catégorie de problèmes qui pourraient être résolus par les évolutions techniques, la seconde catégorie nécessite une « boucle » (de rétroaction), c’est-à-dire de revenir à la source du processus pour y introduire de nouvelles informations, ce qui en l’état du système n’est pas possible.

Au contraire des phénomènes naturels, la technique n’est pas dotée de régulateurs internes car les conséquences se font sentir à un niveau et des domaines qui ne sont pas d’ordre techniques (au niveau de l’environnement, des relations humaines, etc.). Les phénomènes de la technique doivent donc être régulés de l’extérieur, ce qui a priori n’est pas simple, puisqu’il s’agit d’intervenir sur l’orientation d’un système qui jouit d’une grande autonomie.

Tout le « drame technologique » actuel découle donc du fait que la technique, ayant gagné son autonomie et fonctionnant par autoaccroissement, ne pourrait avoir de mécanismes de régulation que par une pression externe. Mais laquelle? Un feed-back efficace n’est pas inconcevable pour Ellul car la médiation du complexe informatique peut aider à jouer ce rôle en favorisant la circulation de l’information, mais la relation devra toujours selon lui être médiatisée par un élément non-technique ─ l’homme ─, ce qui va à l’encontre de l’autonomie du système.43) C’est là que réside le problème. Pourtant, « il ne s’agit pas de “ se rendre maître ” de la technique […] [mais] d’être apte à réinsérer dans le système technicien des informations qualitatives externes susceptibles de modifier le processus à son origine, là où se situe le conflit »44).

1.9 L’autonomie de la technique

[La] technique autonome, cela veut dire qu’elle ne dépend finalement que d’elle-même, elle trace son propre chemin, elle est un facteur premier et non second, elle doit être considérée comme un « organisme » qui tend à se clore, à s’autodéterminer : elle est un but par elle-même. L’autonomie est la condition même du développement technique.45)

Il nous paraît important de développer encore cet aspect particulier du phénomène technique afin de mieux cibler ce caractère « autonome » et d’examiner quelles sont les relations entre la technique et le politique, l’économique et l’éthique.

Commençons avec le rapport entre le technique et le politique. Ellul reconnaît d’emblée que parler d’autonomie de la technique ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’inter­férences ou de décisions politiques à son sujet. Cependant, il rejette fermement le point de vue qui dirait « l’État décide, la Technique obéit »46), qu’il juge trop simpliste mais pourtant trop répandu dans le chef des décideurs et des idéologues entre autres. Dans ce sens, il rejette l’approche d’Habermas pour qui l’orientation du progrès technique dépend des investis­sements publics, autrement dit, du politique.47)

L’État se trouve dans une relation de dépendance vis-à-vis de la technique et les décisions politiques sont pour Ellul subordonnées aux impératifs techniques. Et même lorsque l’État intervient, ce dernier reste un « agent technique, à la fois intégré dans le système technicien, déterminé par ses exigences, et en même temps modifiés dans ses structures par le rapport à l’impératif de croissance technique »48).

Pourtant, l’État, de part sa position et son statut particulier devrait jouer un rôle médiateur et faire des investissements collectifs pour parvenir à maîtriser les conséquences du progrès, lutter contre les abus de la technique et contre les nuisances, mais l’auteur l’estime incapable d’agir de la sorte. Il pense au contraire que l’État, armé de tout l’appareillage technique et par la centralisation de l’information rendue possible, risque de conduire à une société de la répression et du contrôle, au détriment de la liberté et de la vie privée des individus.49)

Le rapport avec l’économie semble plus ambigu à plusieurs titres. L’autonomie de la technique paraît être plus relative. Ellul reconnaît que la technique se développe à partir d’un certain nombre de possibilités offertes par l’économie, mais les effets de la technique sur l’économie ne semblent pas aussi clairs qu’ils y paraissent. Même si on peut voir par exemple que la technique se développe toujours plus vite dans les secteurs de pointe, là où l’économie suit également, la relation semble varier selon les périodes. Les inventions techniques restent imprévisibles et les répercussions sur les structures sociales ou économiques ne sont pas automatiques.

Ellul plaide pour une distinction entre l’évolution de l’histoire des techniques et celle relevant du domaine socio-économique. Il reconnaît que la plupart des recherches du XXe siècle ont probablement été stimulées et conditionnées par l’apparition d’un marché qui provoqua un essor industriel mais, pour sa part, la technique évolue selon sa logique interne. Cela dit, il admet aussi qu’au fur et à mesure du développement et de la complexi­fication des techniques, l’invention technique en vient à dépendre aussi des possibilités d’investissement. Autrement dit, par la négative, l’économie peut aujourd’hui aussi bien bloquer le développement d’une technique ou en empêcher son application que l’encou­rager et la diffuser, la clé de voûte de ce conditionnement étant le retour sur l’investis­sement fait. Toutefois, il reste difficile, voire impossible, de calculer la rentabilité d’un investissement dans la recherche fondamentale par exemple. Or on sait qu’elle est essentielle, dès lors, Ellul démontre que le rapport direct « recherche technique/rentabilité » n’est pas nécessairement vrai.50) Dans la même continuité, en s’appuyant sur les déclarations de M. Zuckerkandl, directeur de recherche au CNRS au milieu des années 1970, il souligne que la recherche fondamentale orientée vers la technique ne peut se développer que si elle est suffisamment autonome.

Le ton reste très critique lorsque l’auteur aborde la question du rapport entre la morale ou des valeurs et la technique. Il soulève un certain nombre de points intéressants à cet égard.

Tout d’abord, la technique ne progresse pas en fonction d’un idéal moral ou au nom de certaines valeurs ou d’un bien à atteindre. La technique progresse pour elle-même. Ensuite, la technique ne semble accepter aucun jugement moral à son propos. Tout comme la science, il semble reconnu que le chercheur n’a pas à se poser de questions morales dans son travail, au nom d’une prétendue neutralité de la technique et d’une division radicale du domaine moral et technique. Tout semble dès lors permis et toute une sphère de l’action humaine échapperait donc à l’éthique. Cela montre à quel point le monde technique est devenu autonome.

Un autre aspect est celui de la légitimité. La science et la technique fonctionnant sans véritable références extérieures à leur propre système, il semble acquis pour l’homme moderne que ce qui est scientifique (et donc technique) est forcément légitime. L’expérience de Milgram démontre dans ce sens à quel point l’individu est prêt à accorder au savoir technicien (scientifiques, experts et autres) une grande légitimité, voire une soumission.51)

Finalement, le système technicien détruit les échelles de valeurs antérieures et récuse les jugements de valeur venus de l’extérieur. La technique s’étant « autojustifiée », il n’est pas étonnant que la technique soit devenue justifiante. Elle est donc devenue un système justificateur sans que rien au-dessus d’elle ne puisse la juger et, par conséquent, élevée en instance suprême à partir de laquelle tout doit être jugé.

1.10 L’homme dans le système technicien

Que devient l’homme au milieu de ce système technicien? Y a-t-il un espoir qu’il puisse véritablement diriger, organiser, choisir et orienter la technique? Peut-il y avoir un contrôle démocratique de la technique?

Ellul reste sceptique. En effet, l’homme, plongé dans la sphère du technique, n’est plus autonome par rapport aux objets que lui apporte ce système qui se présentent comme un « déjà là » auquel il ne peut que se conformer.52) L’homme de cette société n’a plus « aucun point de référence intellectuel, moral, spirituel à partir de quoi il pourrait juger et critiquer la technique »53).

Les systèmes d’éducation eux-mêmes préparent à entrer « de façon positive et efficace »54) dans ce monde technicien. On ne cesse de valoriser la formation scientifique car la formation doit « servir efficacement »55) pour préparer à une profession (autrement dit, pour préparer aux techniques de tel métier). L’auteur se demande alors comment il serait possible qu’un homme ainsi formé (voire conditionné) puisse avoir une opinion critique vis-à-vis du système qui lui offre ce qu’il connaît.56)

Par ailleurs, l’imaginaire développé dans ce système nous pousse à croire que la technique est l’ultime réponse à nos désirs. Ellul désapprouve la doctrine que certains exaltent considérant le désir comme une libération de l’homme par rapport au système technicien. Même si le désir est sans doute fondamentalement ancré dans la nature humaine, le désir tel qu’il est vécu au sein de ce système est faussé par de faux besoins eux-mêmes crées pour satisfaire les capacités technologiques.

La liberté est mise à mal. Même si l’auteur est prêt à reconnaître que la technique libère sans doute l’homme de ses anciennes contraintes, il s’oppose toutefois à l’idée que l’augmentation des possibles ou des choix de consommation offerts va de paire avec une croissance de liberté. « Il n’y a pas […] de coïncidence entre liberté et multiplicité de choix »57) d’autant que la « zone de choix » est parfaitement délimitée par le système technicien : « les choix se font à l’intérieur du système et rien ne l’excède »58) étant donné que les choix proposés sont en réalité limités par les techniques disponibles.

Si les possibilités de choix d’objets de consommation augmentent par la technique selon Ellul, il s’opère également une réduction au niveau du rôle dans le corps social des fonctions et des conduites. Au final, il n’y a pas de véritable choix qui soient possibles bien que le discours technicien ─ fallacieux ─ soutienne « qu’il n’est pas nécessaire de faire un choix mais qu’il est possible de tout cumuler et ainsi d’être plus riche et plus spirituel, plus puissant et plus solidaire »59).

Les mouvements et les changement rapides des rapports sociaux donnent une illusion de liberté, mais au final l’homme reste aliéné dans ce système où il est sans cesse défini par sa situation dans le système.

L’homme n’est pas parfaitement intégré et adapté dans le système. Mais il nous suffit ici de constater que ce n’est pas la présence de l’homme qui empêche la technique de se constituer en système : l’homme qui agit et pense aujourd’hui ne se situe pas en sujet indépendant par rapport à une technique objet, mais il est dans le système technique, il est lui-même modifié par le facteur technique. L’homme qui aujourd’hui se sert de la technique est de ce fait même celui qui la sert. Et réciproquement seul l’homme qui sert la technique est vraiment apte à se servir d’elle.60)

1.11 La technique et le progrès mis en cause ?

Ellul ne rejette pas la technique en soit, cette dernière n’étant ni bonne ni mauvaise (ni neutre) pour lui, mais problématiquement ambivalente. L’effet pervers viendrait surtout de son autoaccroissement suivant sa propre logique, qui semble n’avoir pas de fin, tout en échappant à tout contrôle démocratique.

« Ce système, qui s’auto-engendre, est aveugle. Il ne sait pas où il va. Il n’a aucun dessein. Il ne cesse de croître, d’artificialiser l’environnement et l’Homme, de nous emmener vers un monde de plus en plus imprévisible, et aliénant. »61)

En fin de compte, Ellul reproche aux technocrates d’imposer une « dictature » de la technologie pour gérer la société. Peu à peu se dessine une nouvelle sorte d’aristocratie technicienne qui maîtrise les outils techniques et qui « leur permet d’exercer la totalité des pouvoirs. Ils se situent tous au point crucial de chaque organisme de gestion et de décision. C’est d’eux, et d’eux seuls, que dépendent les armements, l’exploration de l’espace, la multiplicité des remèdes, la communication et les informations »62).

C’est là qu’est le problème, car tout « progrès » technique se paie par un certain nombre d’externalités que ce soit la pollution, la surconsommation, le stress social, etc. Par ailleurs, les problèmes que soulève la technique semblent plus difficiles encore que ceux qu’elle résout. Et malgré que ces effets soient de plus en plus imprévisibles et toujours plus sérieux avec l’avancée des techniques, Ellul constate toujours l’absence de débats et de réflexion sur le sujet technique.

En définitive, le danger est que si le système technicien est de plus en plus omniprésent, l’homme, lui, semble de plus en plus dépendant à son égard et désarmé pour en démocratiser son fonctionnement, à moins de réformes profondes dans ses modes de gouvernance.

Lire également : (Re)penser la technique ─ Andrew Feenberg

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Alexis Jurdant 2009

Notes

1) Cf. M. HEIDEGGER, Être et Temps, Paris Gallimard, 1986; Essais et Conférences, Paris, NRF, Gallimard, 1958; Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Tel, Gallimard, 1986.
2) J. ELLUL, Le Système technicien, Paris, Le cherche midi, 2004.
3) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 35.
4) , 5) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 38.
6) ((J. ELLUL, Le Système technicien, p. 45.
7) ((J. ELLUL, Le Système technicien, p. 45 et suivantes.
8) , 9) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 46.
10) J. BAUDRILLARD, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1970.
11) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 47.
12) , 13) , 14) , 15) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 48.
16) , 17) , 18) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 49.
19) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 63.
20) P. RICOEUR, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955.
21) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 80.
22) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 81.
23) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 82.
24) T. PARSONS, Le système des sociétés modernes, Paris, Dunod, 1974.
25) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 88.
26) Nous verrons cependant plus bas en 1.8 que cette caractéristique fait parfois défaut dans le système technicien.
27) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 90.
28) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 91.
29) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 93.
30) Comme le dit Ellul, « ce qui n’est pas technique, n’a aucun point commun avec ce qui l’est ». Dans J. ELLUL, Le Système technicien, p. 101.
31) J. ELLUL, Le Système technicien, pp. 101-103.
32) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 111.
33) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 120.
34) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 118.
35) , 36) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 121.
37) T. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs, Flammarion, 1983.
38) J. GALBRAITH, Le Nouvel État Industriel, Paris, Tel, Gallimard, 1989.
39) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 124.
40) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 126.
41) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 127
42) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 129.
43) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 128.
44) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 129.
45) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 133.
46) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 137.
47) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 139.
48) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 140.
49) J. ELLUL, Le Système technicien, pp. 140-142.
50) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 147.
51) S. MILGRAM, La Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
52) , 54) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 320.
53) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 327.
55) , 56) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 321.
57) , 58) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 329.
59) (J. ELLUL, Le Système technicien, p. 331.
60) J. ELLUL, Le Système technicien, p. 334.
61) J. PORQUET, « Préface » de J. ELLUL, Le Système technicien, p. 9.
62) J. ELLUL, Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988, p. 43.

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