Creative Commons : le copyleft en action
A l’occasion de leur adaptation en version française, une présentation en détail du principe de fonctionnement des licences Creative Commons (CC), destinées à protéger les oeuvres numériques sans trop limiter leur diffusion en ligne, a été publiée sur InternetActu par Cyril Fievet (11/2004).
Je suis retombé sur ce texte il y a peu de temps, et à la lecture, je me suis dit, « il faut vous montrez ça ».
C’est un peu long, mais c’est plutôt… intéressant!
Et puisque le texte est lui-même sous licence Creative Commons, je vous en fait part dans son intégralité :-)
Bonne lecture!
Le copyright dans tous ses états
A l’origine, la démarche sous-tendue par les auteurs de Creative Commons visait à proposer une alternative juridique sérieuse au copyright américain, offrant davantage de possibilités et de souplesse.
Le droit d’auteur à l’européenne ou le copyright anglo-saxon assurent aux détenteurs de droit un contrôle exclusif et a priori sur la circulation et l’usage de leurs productions. Ce contrôle s’assortit d’exceptions, dont la plus importante aux Etats-Unis consiste, selon la doctrine du fair use (”usage loyal”), à autoriser très largement la reproduction et la citation à des fins d’enseignement et de recherche. L’histoire du droit d’auteurs se construit ainsi dans une constante recherche d’équilibre entre une protection forte des auteurs (ou de ceux qui détiennent leurs droits, notamment dans la tradition du copyright) et la recherche d’un meilleur accès à la culture et la création.
Pourtant, le copyright – et ses extensions récentes – est jugé par beaucoup d’observateurs, de consommateurs et d’artistes trop contraignant , et surtout peu adapté au monde des réseaux et du numérique. Certains se contentent d’en dénoncer les dérives récentes – extension de la nature des “oeuvres” protégées et de la durée de la protection, réduction du champ des exceptions, aggravation des sanctions… D’autres considèrent le copyright lui-même comme un système archaïque qui sclérose la création et l’innovation plutôt qu’il ne les favorise.
Toutes ces raisons ont donné naissance à un vaste mouvement, appelé – pour simplifier une longue histoire – “Copyleft” (matérialisé visuellement par un “c” à l’envers). Le copyleft s’oppose au copyright ou vise à le compléter, en proposant des alternatives juridiques, sous la forme de licences plus souples. L’encyclopédie libre Wikipedia fournit ainsi cette définition : “Tandis que le copyright est perçu par les partisans originels du copyleft comme une manière de limiter le droit de copier et de redistribuer des copies d’une oeuvre, une licence copyleft utilise le copyright pour assurer que toute personne qui reçoit une copie ou une version dérivée d’une oeuvre peut utiliser, modifier et redistribuer, non seulement l’oeuvre mais toutes les versions dérivées de l’oeuvre. Ainsi, d’un point de vue non juridique, le copyleft est l’opposé du copyright”.
Creative Commons, nouvelle star du copyleft
La démarche originelle, celle du “libre” (notamment matérialisée par la licence GNU GPL (General Public Licence), prévoit qu’une oeuvre peut être copiée, redistribuée et modifiée sans contrainte, si ce n’est que les copies ou produits dérivés doivent eux-mêmes demeurer libres : la licence libre se “propage” avec l’oeuvre, dans ses différentes incarnations et évolutions.
Très adaptée au contexte du logiciel libre, la licence GPL l’est moins à d’autres univers tels que la création artistique, l’information et les ouvrages de référence, etc. Certains auteurs ou ayant droits cherchaient notamment un moyen terme entre le copyright ou le droit d’auteur d’un côté, les licences libres de l’autre : comment demander au moins à être cité, comment autoriser la circulation mais pas la modification, comment autoriser la circulation gratuite mais contrôler la diffusion commerciale ?
Plusieurs tentatives ont donc émergé pour définir de nouveaux cadres juridiques, matérialisés par autant de licences alternatives (cf. Encadré).
Parmi celles-ci, Creative Commons est probablement l’une des plus connues. Démarré en 2001, le projet a donné naissance en 2002 à un premier jeu de licences libres, inspirées de la licence GNU GPL de la Free Software Foundation. La démarche s’est ensuite rapidement popularisée aux Etats-Unis, en raison notamment de la personnalité des fondateurs et des membres du comité directeur de Creative Commons. Parmi ceux-ci figurent en particulier Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford (où il a également fondé le “Center for Internet and Society“) et auteur de plusieurs ouvrages considérés comme autant de références par les partisans de la culture libre, Davis Guggenheim, réalisateur et producteur de films et séries télévisées, ou encore Joi Ito, chef d’entreprise et investisseur (notamment dans l’éditeur d’outils de blogging Six Apart).
Le dispositif s’est ensuite enrichi au fil des mois et compte à ce jour 11 licences. Selon les termes de ces licences et des différentes combinaisons qu’elles permettent, les auteurs d’oeuvres multimédia peuvent ainsi choisir d’en autoriser l’utilisation à des tiers, sous réserve de citation de l’auteur d’origine, de restreindre cette utilisation à des fins non commerciales (ou au contraire d’autoriser même une exploitation commerciale), ou encore d’interdire aux tiers d’effectuer – sans autorisation expresse – des modifications de l’oeuvre originale (ou au contraire d’encourager les modifications). Ces autorisations et ces restrictions s’expriment dans le cadre général du copyright ou du droit d’auteur : ce qui est autorisé l’est donc sans restriction, ce qui ne l’est pas relève du “droit exclusif” de l’auteur, qui peut donc délivrer des autorisations limitées et au cas par cas.
De nombreux organismes et auteurs ont choisi d’adopter des licences Creative Commons. C’est par exemple le cas du projet OpenPhoto, qui recense un millier d’images provenant de quelques centaines de photographes ayant opté pour une formule plus souple que le copyright. Magnatune, un label musical d’un genre nouveau, fédère 170 artistes et propose un catalogue de plus de 4 000 chansons au format numérique. Toutes ces oeuvres peuvent être téléchargées gratuitement, mais aussi partagées et modifiées librement. Seule une utilisation commerciale des oeuvres nécessite un reversement financier au label qui les licencie. On peut également citer l’initiative OpenCourseware du MIT, qui regroupe 900 supports de formation en accès libre et gratuit, la licence CC utilisée interdisant simplement leur utilisation commerciale.
Concrètement, qu’il s’agisse d’un artiste, d’un auteur, d’un éditeur ou d’un simple blogueur, chacun peu très simplement adopter la licence qui lui convient. En cochant quelques cases d’un formulaire proposant les choix disponibles, le bénéficiaire parvient à la licence donnée. Il peut ensuite apposer, sur une page web et à proximité de l’oeuvre, un logo Creative Commons qui renvoie d’une part vers des explications sur la licence choisie et, d’autre part, intègre des “meta-données” qui décrivent la nature des autorisations accordées par l’auteur. En accord avec les principes du web sémantique, celles-ci sont lisibles par des machines, par exemple un moteur de recherche, favorisant ainsi l’émergence d’un web sur lequel il pourrait devenir facile d’identifier et de localiser des oeuvres partiellement ou totalement libres de droit.
Comme l’expliquent les fondateurs du projet, Creative Commons établit donc trois niveaux de lecture : “des licences dont la portée est facile à comprendre (lisibles par des humains non-juristes), un cadre juridique précis assorti des mentions légales nécessaires (lisible et utilisables par des juristes), et des meta-données destinées à automatiquement identifier et classifier les oeuvres en fonction des licences qui les protègent (lisibles par des automates logiciels)”.
La politique du partage
Si l’ambition première des licences Creative Commons est de fournir un cadre juridique alternatif, la démarche procède d’une réflexion proprement politique. La démarche des fondateurs est marquée par la tradition anglo-saxonne de liberté d’expression et celle du fair use. L’objectif est de trouver un nouvel équilibre entre le “contrôle total” et “l’anarchie” : “l’équilibre, le compromis et la modération – qui furent naguère les fondements d’un système de copyright qui mettait sur le même plan l’innovation et la protection – sont devenus des espèces en danger. Creative Commons s’attache à leur redonner vie. (…) Un seul but résume les projets actuels et futurs de Creative Commons : construire une couche de droits raisonnables et flexibles, face à des règles par défaut de plus en plus restictives.” L’innovation et la création, pour les fondateurs, ont à la fois besoin d’être protégées et de circuler librement, de se valoriser et de se partager, de propriété que de “communs”.
Mais les fondateurs de Creative Commons sont parfois dépassés par leurs adeptes. Dans son ouvrage Free Culture, Lawrence Lessig définit ainsi sa vision : “ce n’est pas une culture dépourvue de notion de propriété ; ce n’est pas une culture dans laquelle les artistes ne sont pas payés. Une telle culture conduirait à l’anarchie, et non à la liberté”. En revanche, l’initiative étudiante “FreeCulture“, qui s’inspire explicitement du livre éponyme de Lessig, n’en reste pas là dans son manifeste “Nous refusons d’accepter un futur basé sur un féodalisme numérique, dans lequel nous ne posséderions pas les produits que nous achetons, mais disposerions d’un usage limité tant que nous nous acquittons d’une redevance. Nous devons stopper et inverser la tournure radicale des ‘droits de propriété intellectuelle’, qui menacent d’arriver à un point où ils conditionnent tous les autres droits individuels”. Et plus loin : “Nous nous battrons pour faire comprendre à tout le monde la valeur du bien commun, tout en évangélisant Linux et le modèle open source. Nous résisterons à toute législation répressive qui menace nos libertés individuelles et étouffe toute innovation. … Nous serons des participants actifs d’une culture libre de la connectivité et de la production, rendue possible comme jamais auparavant par l’internet et la technologie numérique, et nous nous battrons pour empêcher ce nouveau potentiel d’être noyauté par un contrôle institutionnel ou législatif”. Du combat contre l’abus des droits d’auteur à la remise en question de son principe même, le pas est vite franchi.
Les ouvrages de Lawrence Lessig sont, comme on l’imagine, publiés sous licence CC et accessibles gratuitement en ligne. En France, plusieurs auteurs ont décidé d’en faire de même, à commencer par Florent Latrive (”Du bon usage de la piraterie“, Ed. Exils). Le livre est disponible simultanément en version électronique gratuite sur le web et en version imprimée et payante. “Si vous êtes surpris que ce livre soit tout à la fois vendu en librairie et disponible gratuitement en ligne, voici un texte pour comprendre”, lit-on sur le site ouvert pour décrire l’ouvrage, et renvoyant sur un texte de Michel Valensi, directeur des Editions de l’Eclat. Ce texte défend la thèse selon laquelle l’évolution des technologies numériques nous oblige à repenser les supports de diffusion, à commencer par les livres, qui peuvent exister sous une nouvelle forme, “le livre shareware”, disponible sur l’internet dans son intégralité, et surnommé “Lyber”. Mais Michel Valensi poursuit le raisonnement, et imagine “quelques conséquences immédiates, moins immédiates ou improbables” de la généralisation des “lybers”, parmi lesquelles »“la faillite à plus ou moins long terme de tous les éditeurs de faux livres”, “l’enrichissement (en fait : non-appauvrissement) du public et des éditeurs de qualité”, mais aussi “dans un deuxième temps”, “la réduction des échanges monétaires et donc de la masse monétaire nécessaire à l’équilibre d’une communauté : ‘Appauvrissement des pays riches’, provoquant, par effet de vases communicants, un enrichissement relatif des pays pauvres”, se concluant “enfin et bien plus tard” d’une “révolution économique sur l’ensemble de la planète aboutissant à la disparition de l’argent (passage de l’économie de marché à l’économie du don)”. » Pour sa part, Florent Latrive se veut plus mesuré, mais souligne néanmoins l’ampleur de la bataille qui s’annonce : “étendre sans limites l’appropriation privée de l’immatériel est voué à l’échec : cette offensive se soldera soit par la dissolution complète du lien social et la stérilité économique généralisée, soit par des conflits toujours plus virulents entre les auto-proclamés propriétaires intellectuels et la gratuité anarchique. L’obstination absurde de l’industrie musicale face au développement de la copie numérique annonce bien les batailles à venir : criminalisation des usages individuels, affrontements stériles entre le public et les ayants droit, incertitude juridique et sociale pour tous.” Et de conclure : “C’est donc l’extension politique de la gratuité qu’il faut viser, la réaffirmation du primat de l’échange social sur le commerce et l’organisation civilisée du non-marchand”.
Reste à voir si le remplacement du © par “CC” (ou d’autres licences libres et alternatives) saura s’imposer au-delà de l’univers restreint du logiciel. Les quelques cinq millions de licences CC (au 10 novembre) qui fleurissent sur le web sont à la fois, deux ans après le démarrage, la marque d’un succès, et une goutte d’eau dans les milliards de pages, chansons, images et textes en circulation.
S’agissant de la France, Mélanie Dulong de Rosnay, qui a coordonné la transposition du projet au droit français semble confiante, et annonce elle aussi la sortie d’un livre “sur – et sous” les licences Creative Commons (“La Création comme Bien Commun“, Ed. Romillat).
Encadré : Quelques autres licences “libres” ou alternatives
Hormis Creative Commons, il existe de nombreuses autres licences proposant des alternatives au copyright ou aux droits d’auteurs traditionnels, y compris en France.
On peut citer par exemple :
– Licence Publique Multimédia
Une des toutes premières licences de contenus crée dès 1998 par Vidéon et destinée à faciliter les échanges entre les télévisions participatives de proximité. Le centre de ressources pour les TV de proximité et les Espaces Cultures Multimédias de Vidéon devrait se convertir à la Creative Commons au printemps (voir aussi)
– Licence Art libre
“Avec cette licence, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les oeuvres dans le respect des droits de l’auteur”
– Licence IANG
Une autre licence libre, qui “s’applique à tout type de création intellectuelle, aussi bien dans le domaine industriel que littéraire ou artistique” et “permet à tous les créateurs qui le souhaitent, sans distinction de spécialité, de garantir la plus grande utilité sociale à leur production”
– Licences logicielles : Une page qui recense plusieurs dizaines de licences libres, certaines dérivées de GNU.
– Licence CECILL
– Licence française de logiciel libre élaborée par le CEA, le CNRS et l’INRIA.Voir également cette liste, présentant des licences dans tous les domaines, établie par Michaël Thévenet.
Ressources complémentaires :
- Explication du fonctionnement de Creative Commons en bandes dessinées
- Blog officiel Creative Commons
Auteur de l’article: Cyril Fievret
Date de publication: 18/11/2004
Adresse originale: http://www.internetactu.net/index.php?p=5682
Licence du texte: Creative Common by-nc